Nous sommes des natifs numériques
Catherine Lavery
Cher HEC,
Ce n’est pas toi. C’est moi, encore une fois, moi qui m’ennuie de toi.
Tu sais, BI* m’a prêté un Ipad dans mon cours de technologie de l’information, as a learning experience comme il dit. Peut-être essaye-t-il de m’acheter ? Qui sait. Reste qu’à mon cours suivant de TI, je me suis évidemment retrouvée entourée d’une classe pleine d’étudiants, ipad à la main, facebook sous les yeux, et aucune oreille attentive. Not so much for the learning experience.
Tout ça m’a fait réfléchir sur l’influence de la technologie non seulement sur nos vies, mais sur l’éducation en général. J’ai eu envie de t’écrire.
Depuis le début de notre relation avec la technologie, nous avons eu tendance à tout approcher comme un progrès, sans trop se questionner sur ce que nous recherchons, ni sur ce que nous voulons éviter. La prémisse : le progrès technologique augmente inévitablement le bien-être de tous ainsi que la productivité collective. Vraiment ? Ce pourrait-il qu’il y ait un point, pareil à une courbe de Laffer, où la technologie commencerait à avoir l’impact inverse ?
Natifs numériques
Les natifs numériques (de l’anglais digital natives), c’est nous, ceux nés après 1985. Nous, les vidéos viraux, on les connait par cœur (Tequila, Heinenken, pas le temps de niaiser), on magasine en ligne sans crainte, on lit les blogs et non le journal (à part l’Intérêt), on like, on tag, on share. Tout est à notre disposition afin de nous décourager à travailler. Facebook, twitter, instagram, pinterest ; sur la brochette de la procrastination, il y en a pour tout le monde. On ne nous aime pas toujours parce qu’il nous arrive de hacker vos systèmes informatiques ou de texter en oubliant toute politesse. Ce qui nous caractérise principalement, pourtant, et qu’on oublie souvent, est le fait que nous n’avons jamais connu autre chose. Le monde dans lequel nous avons grandi a été construit par d’autres.
Folie technologique
Oui, il est vrai que le progrès technologique a eu une influence extrêmement positive sur l’apprentissage dans la dernière moitié du 20e siècle. En 2013, par contre, il ne s’agit plus que de quelques outils. Le progrès technologique a fait naître tout un cybermonde, vaste et intangible, flottant au-dessus de nous tous. Mais ce monde commence à peser sur nos vies, principalement parce que cet univers technologique a été construit d’une façon qui nous porte tous à être addict. It encourages– and even promotes – insanity, pour reprendre les mots de Larry Rosen, un psychologue californien ayant fait de nombreuses recherches sur l’influence de l’internet.
Cocaïne électronique
Ce monde virtuel, qui roule maintenant 24 sur 24 et qu’on retrouve tous les matins, a fait naître de nouveaux problèmes qu’on ne peut plus ignorer. Ces problèmes affectent inévitablement l’apprentissage puisque l’éducation d’une époque n’est que le miroir de la société à cette même période. Dans son livre iDisorder, Larry Rosen présente les résultats de son étude sur les habitudes de 750 étudiants et jeunes adultes américains face à la technologie. Presque tous ont confirmé regarder leurs emails et leurs réseaux sociaux tous les 15 minutes. Ces jeunes passeraient 8 heures par jour devant un écran (11 si l’on compte le temps qu’ils consacrent à faire plus d’une chose en même temps), soit plus d’heures qu’ils attribuent à toutes autres activités, incluant dormir. Cette cocaïne électronique influence drastiquement la façon dont les natifs numériques pensent et se comportent.
Concentration volatile
Ces étudiants qui se pointent à leurs cours pour surfer sur Facebook pendant trois heures, on les connait tous, parce qu’ils sont la norme, et non l’exception. Et la liste, elle commence probablement par nous-mêmes. Ça dépend du cours, se dit-on pour se consoler. Le fait est que la technologie, malgré ses bénéfices potentiels, est rendue à un point où elle affecte grandement la capacité d’apprentissage et de concentration des étudiants. Des chercheurs de l’Université de Pittsburgh-Bradford ont découvert qu’en moyenne, le cerveau a besoin de 25 minutes pour se reconcentrer sur sa tâche initiale après avoir été interrompu par une activité comme répondre à un email ou texter. Si l’on se souvient des 15 minutes évoquées plus haut, il est alors évident que des problèmes de déficit d’attention deviennent alarmants. Dans son essai intitulé The Atlantic, Walter Kirn va même jusqu’à affirmer que nous nous dirigeons peut-être vers ce qu’il appelle une Attention-Deficit Recession.
Mythique multitasking
Il y a eu une exaltation à la fin des années 1990 et au début des années 2000 sur notre nouvelle capacité à faire plusieurs choses en même temps grâce à la technologie. Or, nombreuses sont les recherches maintenant qui ont démontré les défauts du multitasking. Nous croyons être plus efficaces, quand il s’agit en fait du contraire puisque notre cerveau est conçu pour se concentrer sur un élément à la fois. Jane Healy, une psychologue américaine qui se spécialise en éducation, craint que les étudiants d’aujourd’hui deviendront des adultes ayant un «very quick but very shallow thinking».
Vibration fantôme
L’internet étant une invention relativement récente, nous ne comprenons pas encore tout à fait les conséquences possibles de son usage fréquent. Par contre, de récentes découvertes sur son influence sur le cerveau, les hormones ou sur la santé en général, comme le phantom-vibration syndrome (entendre faussement notre cellulaire sonner ou vibrer), porte à croire que le spectre d’influence est plus grand qu’on le pense.
La question à se poser ici est : qu’est-ce que cela implique pour les enfants et les étudiants d’aujourd’hui ? Le portrait peut sembler sombre à prime abord, mais il faut se rappeler que la technologie ouvre la porte à une myriade de nouvelles possibilités et d’expressions créatives. La solution n’est pas de tourner le dos à ces changements, mais plutôt de les questionner. Oui, nous sommes des digitals natives, mais aussi que ce sont les digital settlers avant nous qui ont dessiné eux-mêmes les contours de notre monde. C’est à nous maintenant de choisir la place qu’on veut que la technologie occupe dans nos vies.
Tu n’es pas nostalgique parfois, toi HEC, du temps où les jeunes allaient à leurs cours sans cellulaire, et avec eux qu’un seul crayon? Je te parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, comme dirait Aznavour.
HEC, je m’ennuie principalement de toi parce que j’ai eu de tes nouvelles cette semaine. Tu m’as bien surprise, vois-tu, et j’avais presque oublié à quel point ta fondation est incroyable. Merci.
xxx
Catherine
*BI Norwegian Business School